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"La liberté, il faut en avoir été privé
pour savoir ce que c'est"

Alors que s'approche la 60ème anniversaire du Débarquement en Normandie, les médias s'apprêtent — et c'est entièrement approprié — à nous livrer articles et émissions spéciales sur le Jour J. Un article d'une page entière dans Le Monde décrit les veillées organisées dans des salles municipales de Normandie, pendant lesquelles certains témoins s'expriment pour la première fois sur les horreurs qu'ils ont vécu le 6 juin 1944 et durant les semaines qui ont suivi.

Fernand Olard de Vierville (Omaha Beach), 5 ans à l'époque :

Nous sommes tombés dans un truc bizarre, des milliers de morts, et il fallait pratiquement en chevaucher pour traverser [les hauteurs du Ruquet]. Ma sœur me tenait la main. Notre père nous disait : "Avancez, avancez, n'arrêtez pas." A un moment, ma sœur me dit : "Regarde", et là il y avait un tas énorme de pauvres soldats en morceaux.

Jean-Claude Ygouf, de Vierville aussi :

C'était un carnage. J'ai vu les premiers morts, j'ai vu des blessés, des gars qui criaient, qui hurlaient. J'entends encore les bruits dans mes oreilles aujourd'hui. Et puis je suis resté pétrifié, fasciné par ce que je voyais : un homme se rasait au milieu de tout cela. J'ai dit à ma mère : "Il ne veut pas faire la guerre celui-là ?". Elle a répondu : "Mais si, il veut se mettre propre pour voir le Bon Dieu".

David Mylchreest, officier britannique :

j'avais sous mes ordres trente hommes au début, quinze à la fin et ce n'était plus les mêmes … nous avons perdu 500 hommes en prenant la cote 112 … mon ordonnance s'est fait décapiter à un mètre de moi par un tir

Après un bombardement de trois jours à la mi-août 1944, Jean-Pierre Philippe est sorti de la maison où il s'était abrité avec les siens :

Dehors, c'était la boucherie. Des milliers de cadavres de soldats allemands et de chevaux pourrissaient, se gonflaient. Et puis j'ai vu un mort qui tenait dans sa main les photos de ses trois enfants. L'un d'eux devait avoir mon âge, 14 ans...

L'article se termine avec Thérèse Lebouteiller, de Coutances, soupirant "C'était une journée très éprouvante." "Mais, pour nous, c'était la Libération, conclut Raymond Paris, de Sainte-Mère. La liberté, il faut en avoir été privé pour savoir ce que c'est."

Les combats étaient terribles, "mais, pour nous, c'était la Libération"

Si je m'accroche aux paroles de Raymond Paris, c'est pour une raison bien particulière. Ce n'est pas que je veuille faire des comparaisons inappropriées — au contraire, la guerre est un sujet trop sérieux pour cela — mais à priori, il me semble que le ton de voix des vétérans et des survivants dans l'article de Benoît Hopquin contredit légèrement (oui, c'est un euphémisme) le ton dans le reste du quotidien de référence.

Bien sûr, il est facile de trouver des différences avec la guerre en Irak et les suites de cette guerre, et Le Monde ne s'en prive pas. Mais peut-on aussi facilement faire fi des quelques similitudes? Et n'est-il pas vrai que le choix des mots du Monde est toujours hautain, moqueur, et réducteur?

Pourquoi, par exemple, se sentent-ils toujours obligés d'utiliser des guillemets quand ils évoquent "la « libération » de l'Irak"? N'est-ce pas, du moins partiellement, parce qu'ils disent que la guerre est si horrible que rien ne justifie cela? Et qu'ils disent, plus jamais ça, et ce qu'on appelle "libération" n'est par conséquent que du pipot? Et n'utilisent-ils chaque incident de saignée (que ce soit à l'issue de batailles ou d'attaques terroristes ou autre) pour remettre en question la campagne et les motivations de ceux qui ont pris la décision d'envahir l'Irak?

Eh, bien, que pensent-ils des combats en Normandie (et pendant la Seconde Guerre Mondiale dans son ensemble, par ailleurs)? N'ont-ils pas été aussi horribles — non, bien plus — que les exactions en Irak? Et, pourtant, selon Raymond Paris, cela en valait la peine. La liberté en valait la peine… Quelqu'un voudrait-il lui suggérer que la Libération dont il parle mérite des guillemets réducteurs? Écoutez-le de nouveau : "Mais, pour nous, c'était la Libération. La liberté, il faut en avoir été privé pour savoir ce que c'est."

Maintenant écoutez Bertrand Legendre du Monde avant que les combats ne commencent en Irak : "la vision épouvantée de l'Irak [celle véhiculée par le président américain] n'est pas fausse, mais", poursuit-il d'une voix rassurante, "elle est sommaire"?

Qui sait, Bertrand Legendre ? En lisant votre commentaire, on pourrait se dire que c'est peut-être à vous-même et à vos collègues que cet article dans votre propre journal s'applique : "La liberté, il faut en avoir été privé pour savoir ce que c'est."

Les pacifistes de tout bord diront que la comparaison n'a pas raison d'être, peut-être qu'elle est inacceptable. Cela dit, en rétrospective, nous aimons dire que les Alliés auraient dû résister à Adolf Hitler beaucoup plus tôt. Alors (si on se souvient que la Grande-Bretagne et la France ont déclaré la guerre au Troisième Reich le 1 septembre 1939) il convient de se poser la question : qui est-ce qui avait tué plus de gens, massacré plus d'innocents, perpétré plus d'horreurs, créé plus de charniers, été à l'origine de plus de guerres sanguinolantes : Adolf avant septembre 1939 ou Saddam avant mars 2003? En fait, si nous prenons la première Guerre du Golfe comme mesure, Saddam Hussein avait massacré des centaines, sinon des dizaines, de milliers de gens avant janvier 1991, beaucoup plus que Hitler avant la mi-1939.

Évidemment, le Führer allait rattrapper le Raïs et dépasser son "score" — et de loin — dans les années 1940. Mais cela, c'est en rétrospective qu'on le sait ; si on peut argumenter que les raisons pour avoir déclaré la guerre à Saddam en 2003 (ou en 1991) étaient exagérées, sinon carrément hypocrites, alors on peut aussi facilement argumenter que les raisons pour déclarer la guerre à Hitler étaient fausses. Et, en fait, c'est exactement cette argumentation qu'ont fait beaucoup de pacifistes des années 1930.

Un collègue de Bertrand Legendre, Éric Fottorino, a eu l'indécence de comparer le sort des prisonniers irakiens dans la prison bagdadie de Abou Ghraib à celui des victimes des Nazis. Si seulement. Si seulement cela avait été le cas. Si seulement ces derniers avaient eu cette chance ; si seulement la seule chose qu'ils eurent eu à endurer avait été l'humiliation de se dévêtir pour des photos prises par des troufions imbéciles. Si seulement cela avait conduit au scandale. Si seulement la mort de quelques 30 prisonniers, rapportée par une média indépendante, avait soulevé un tollé. Si seulement les leaders allemands avaient été indignés par le traitement des prisonniers et avaient exigé des réformes immédiates et des punitions exemplaires pour les coupables. Au lieu d'avoir été complices, au lieu d'avoir été les instigateurs, des horreurs des années 1940.

Et, il s'en va de soi, ces "si seulements" peuvent tout aussi aisément être prononcés à l'encontre des victimes de Saddam Hussein, sous le régime de qui la politique était de briser les os, couper les mains, défigurer les visages, et pratiquer le meurtre à une échelle collective. Tout dans la plus parfaite impunité. Mais voici ce qui est étrange : l'impunité semble avoir été aussi assurée, ou presque, par rapport à la junte de Saddam Hussein qu'à bon nombre de journaux en Occident qui se veulent des croisés pour la justice, l'égalité, et l'humanisme.

En ce qui concerne Le Monde, par exemple, je ne me souviens pas d'articles dans Le Monde comparant les geôles de Saddam à celles d'Hitler, je ne me souviens pas d'articles comparant les crimes de Saddam à ceux d'Hitler (par contre, j'ai entendu nombre de personnes ridiculiser la comparaison immédiatement, sans une seconde de réflexion, et la refuser catégoriquement). Non, ce n'est pas l'Irak de Saddam que Le Monde choisit de fustiger, c'est l'Irak sous l'occupation de l'Oncle Sam. Ce n'est pas le système pénitencier de Saddam que d'aucun choisissent (ou choisirent) de fustiger (plutôt que, tel Bertrand Legendre, de le minimiser), c'est celui de l'Oncle Sam. Ce ne sont pas les crimes horrifiques de Saddam que l'on choisit de condamner. Non, ce sont ceux qui, par comparaison, ne peuvent qu'être appelés les crimes relativement légers de l'Oncle Sam (ou ceux commis sous sa tutelle).

Alors, baissez vos voix, membres du camp de la paix, et écoutez. Écoutez, vous qui fustigez l'Amérique et ses leaders. Écoutez, vous les éditeurs qui dans votre zèle de fustiger l'Oncle Sam, abandonnez le fair-play, le bon sens, et une vue objective de l'Histoire.

Écoutez un vieux Français de Sainte-Mère-Église…



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