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La Bannière Étalée
Une semaine avant Noël 2003, Alain Hertoghe était licensié. Ce rédacteur du journal La Croix avait eu le malheur d'écrire un livre sur la guerre en Irak qui critiquait la presse française pour avoir oublié "les règles les plus élémentaires du journalisme". En outre, le livre se permettait de remettre en cause les choix du "camp de la paix", de refuser de donner une vision apocalyptique de l'invasion américaine, et même de présenter une image, sinon positive, du moins neutre des choix de George W Bush. Mais l'impardonnable, c'est que, dans ce livre — où, preuves à l'appui, Hertoghe a "décrypté la façon dont cinq quotidiens français (Le Monde, Libération, Le Figaro, La Croix et Ouest-France) ont couvert la guerre d'Irak" —, il s'est permis de prendre une position critique des médias français. Le rédacteur ose prétendre que l'état d'esprit "qui règne dans les rédactions au moment de couvrir le conflit (…) va provoquer un dérapage journalistique collectif à la mesure du climat passionel qui a régné autour de la crise irakienne". Du coup, le livre, La Guerre à Outrances : Comment la presse nous a désinformé sur l'Irak, se verra ostracisé. À part deux ou trois lignes dans quelques quotidiens, il sera complètement ignoré des journaux : aucun commentaire, aucune défense, aucune chronique, aucun compte rendu, rien. Rien, sinon le silence. Pour le gros du public, l'existence du livre de Hertoghe passera inaperçue… Quant au journaliste, il sera mis à la porte… Dans un sondage de janvier 2005, il s’avèra que 88% des Irakiens interrogés par le journal Sabah soutiennent l'action militaire contre les "insurgents" qui terrorisent le pays. Cela cadre avec le sondage d'un rival, Al Midhar, dans lequel moins de 13% des Irakiens souhaitent le départ immédiat des troupes étrangères. Dans des sondages effectueés par des universités irakiennes pendant l'automne 2005, les Irakiens ne montraient que de l'optimisme. Deux tiers d'entre eux dirent que leur vie allait mieux maintenant que sous Saddam, et pas moins de 82% sont confiants que leur vie ira encore mieux d'ici un an qu'aujourd'hui. (Ces résultats font echo à ceux en Afghanistan, notamment le sondage de la BBC en octobre 2005, selon lequel il s'avérait que presque 77% pensaient que leur pays était sur la bonne voie, 87% disaient que le renversement américain des Taliban était une bonne chose pour le pays, et que 83% ont exprimé une opinion favorable des États-Unis.) Des sondages de ce type n'ont quasiment pas eu de retombées dans le pays où l'on insiste systématiquement sur "l'humiliation" des Irakiens et les “massacres” des innocents, sur "le chaos" et "l'insécurité" qui "règnent" en Irak, et sur la nécessité de faire un transfert rapide du pouvoir aux Irakiens ; et cela dans les médias qui n'aiment rien de moins que de publier des sondages montrant comment une majorité de Français, d'Espagnols, de Britanniques, d'Arabes, etc, sont, ou seraient, contre la guerre (et donc contre la politique de Washington). Il semblerait que l'opinion des Irakiens (les premiers concernés par le conflit, après tout), du moment qu'ils ne partagent pas l'anti-américanisme ambiant des Français, ne soit pas d'une grande importance pour les rédacteurs dans l'Hexagone. Ce dont les journaux ne parlent pas (ou peu) : Convaincus de la justesse de la position de leurs leaders, de leur société, de leur humanisme et de leurs valeurs républicaines, les Français doivent penser que leur position suscite, ipso facto, l'admiration du monde entier et, avant tout dans la situation irakienne, des Irakiens. C'est ignorer l'absence de voix irakiennes dans les diatribes anti-américaines que publient les journaux français (absence qui, en soi-même, devrait faire figure de nouvelle) qui leur préfèrent les appels aux sentiments et les expressions chargées d’émotion ("l'humiliation", les “massacres”, "le chaos", "l'insécurité", etc). Précisément, deux ou trois jours à peine après la publication (sauf en France) du sondage de la BBC qu'il avait allègrement ignoré, Le Monde publiait un article d'un intérêt capital. Le papier de Rémy Ourdan se trouvait côte à côte avec une interview de Dominique de Villepin, dans laquelle le ministre des affaires étrangères d'alors décrivait "un échec complet de l'engagement américain en Irak". Or, l'article de Rémy Ourdan, lui, était intitulé La politique de la France reste très vivement critiquée par les Irakiens. Et à l'envoyé spécial à Bagdad de commencer ainsi :
La présence de cet article est capitale, puisque il semble démentir, de façon plutôt extensive, tant la position de l'Élysée et du Quai d'Orsay que celle des médias français. Mais ce qui est significatif dans cet article, c'est précisément qu'on ne verra plus beaucoup d'articles de cet ordre. Il semble faire preuve de ce qu'on appelle dans la profession les potiches (tokens), des textes (cela peut aussi être des papiers ou des courriers des lecteurs, par exemple) avec des points de vue divergents ou carrément opposés dont la présence est censée donner l'illusion qu'il existe au sein du journal un souci d'objectivité et une volonté de débat et de présenter tous les points de vue, mais qui, par leur rareté même (ou parce qu'ils ne sont pas mis en évidence), donnent tout leur sens à la notion de censure ou d'auto-censure. "Le triple prisme partisan — Un autre exemple de texte potiche parait dans Le Monde à la fin du mois de mars. Intitulé La question de l'armement de l'Irak n'est pas tranché, il concerne cinq experts qui affirment que non, on ne peut pas affirmer avec certitude que les ADM n'existent pas. Or, si on admet ouvertement que le fait de ne pas avoir trouvé d'armes de destruction massive en Irak ne signifie aucunement que Saddam Hussein ne les a pas possédées (et comme le disent certains de ces experts, que dans un pays de la taille de l'Irak, on aurait facilement pu les cacher), le quotidien de référence ne peut plus très bien se permettre de continuer à traiter George Bush et Tony Blair sans répit de menteurs. Et alors, il faudrait songer à mettre un terme à la campagne acharnée qui comprend l'utilisation d'expressions inspirées tant de la Bible que du système stalinien ("mensonge originel", "mensonge d'état", etc). L'article de Mouna Naïm, qu'on aurait pu croire méritait un emplacement sur, ou près de, la Une, sera donc soigneusement caché, sur la page Kiosque consacrée aux médias (puisque le contenu du papier concernait un article dans le trimestriel Politique étrangère), à la… page 32. Alain Hertoghe semble donc avoir raison lorsqu'il parle d'un "triple prisme partisan — diaboliser l'administration Bush, adhérer à la ligne du couple Chirac-Villepin et communier avec les opinions publiques anti-guerre". Dans La Guerre à Outrances : Comment la presse nous a désinformé sur l'Irak, il poursuit :
Le cercle vicieux de la lutte anti-Bush, Lors d'un colloque de membres de la presse au Mémorial de Caen, toujours en mars 2004 (avec Jean-Marie Colombani du Monde et Walter Wells de l'International Herald Tribune, entre autres), je me levai pour leur demander publiquement ce qu'ils pensaient du livre de Hertoghe. Personne ne voulant répondre, Daniel Junqua, vice-président de Reporters Sans Frontières, décida enfin de prendre la parole ; il expliqua au public que le livre n'était autre qu'un "brûlot" partisan et que l'auteur n'avait pas été très amical envers ses collègues. (Cela, dans un colloque où l'on avait prétendu, quelques dizaines de minutes plus tôt, que dans le journalisme français, la vieille tradition du refus de critiquer ses collègues était heureusement "caduc".) Par la suite, Junqua me dit en privé qu'il ne pensait pas que la lutte anti-Bush n'était pas sans nécessité… Par ailleurs, le vice-président de Reporters Sans Frontières (!) n'a-t'il jamais entendu la théorie selon laquelle la responsabilité principale des médias, c'est de rapporter les informations, et non de les censurer, de les influencer, ou même de les commenter ? Pour ne citer qu'un exemple de ce point de vue partisan, nous avons vu, à l’automne 2004, comment il a contribué à ce que moult commentateurs français, tout en se frottant les mains, avaient prédit (Guy Millière est l’une des rares exceptions à avoir gardé son sang-froid) que les élections présidentielles seraient gagnées, haut la main, par John Kerry. D'un point de vue plus général, nous allons voir comment la lutte anti-Bush s'intégre, contrairement à ce qu'on proteste, dans l'anti-américanisme ambiant. La lutte contre les ogres de Washington nourrit l'anti-américanisme et s'en retrouve, à son tour, nourrie. Et quand ceux qui ont grandi dans une société, qui se définit par rapport à son opposition à Washington, se retrouvent journalistes, ils pensent rarement à remettre cet anti-américanisme en question ; et si, comme Alain Hertoghe, ils essaient de le remettre en question, ils se retrouvent vite remis à leur place …ou mis à la porte. On ne s’étonnera donc pas que dans une telle société, les supporters de la guerre pour renverser Saddam, voire les supporters de Bush lui-même, de l’Amérique, ou du capitalisme — journalistes ou simples citoyens — ne se sentent absolument pas libres de s’exprimer ou alors ils en ressentent les conséquences amères. Alors qu'il ressort régulièrement comme la personnalité du PS la plus populaire dans les sondages, Bernard Kouchner a été complètement marginalisé par son parti parce qu'il a osé se prononcer en faveur du départ de Saddam Hussein (l'ancien président de Médecins sans Frontières et de Médecins du Monde — qui fréquentait "les bombes et les fosses communes de Saddam Hussein depuis 1974" et qui s'y connait donc peut-être un peu plus en "chaos", en "tragédies", et en "massacres" que les experts auto-proclamés en droits de l'homme — a depuis écrit la préface du Livre Noir de Saddam Hussein). L’un des rares intellectuels (avec André Glucksmann, Ivan Rioufol, Yves Roucaute, Maurice G Dantec, et Romain Goupil, entre autres) à avoir ouvertement soutenu la guerre, Pascal Bruckner, racontera plus tard ce que lui coûta sa franchise dans le pays cartésien, dans le pays vantant l'ouverture, le dialogue, le respect, et la tolérance.
Il est flagrant qu'on ne peut trouver aucun bon côté à la politique de George W Bush, et si, par hasard, on peut lui trouver un côté positif, il doit aussitôt être qualifié par un point de vue cynique. On ne peut parler calmement de la politique américaine sans que l'on vous demande, horrifié, "Est-ce que vous êtes pro-Bush ?"
Si, par contre, quelqu’un devait évoquer l’idée de “ménager les sensibilités” américaines — officielles ou autres (par exemple, ce serait aux GIs et non aux soldats européens de partir au combat aux côtés des Taïwanais si jamais l'armée populaire envahissait Taïwan) —, sa proposition serait accueillie par la colère, le mépris, et les ricanements ; en ce qui concerne les symboles américains (et pas ceux de régimes totalitaires), il a suffi que les élus français se rendent dans leur cafétéria (fermée aux yeux du public, donc) et y trouvent des morceaux de sucre enveloppés dans du papier arborant l’un ou l’autre des drapeaux des 50 États formant l’Union américaine pour qu’éclate le scandale, et ce, chez les élus de tout bord. Dans le monde de l'auto-censure, les Américains ne sont pas les seuls à être caricaturés. Tous leurs alliés, traditionnels ou temporaires, sont dépeints de façon tout aussi grotesque. Alain Hertoghe évoque "l'obsession négative qu'inspirent à la presse française le président américain et, par extension, le premier ministre britannique". Tant dans les rédactions des médias et les couloirs du pouvoir que dans les salons des Français, on parle de caniche pour Tony Blair et le petit télégraphiste de Bush pour José Maria Aznar tandis qu'on intime aux gens pas très bien élévés (les Européens de l'Est) de se taire. C'est ce que Jean-François Revel appelle "le charmant vocabulaire politique français" en ajoutant que "c'est la façon délicieuse dont nous méprisons les autres membres de l'Union européenne". (Par contraste, les pays qui s'allient à la France se retrouvent ipso facto, comme elle, dans le rôle des héroïques pourfendeurs de dragons.) L'on notera que Tony Blair ne suit pas les positions des Américains sur le système de défense de missiles de Bush, sur la cour de justice internationale, ou sur la peine de mort — il leur est même diamétralement opposé —, mais quoi ! il suffit qu'il se place dans le camp de Washington dans une seule affaire, et le voilà traité de caniche. Apparemment, il est impossible qu'un "Rosbif" ait pu utiliser de sa matière cérébrale et qu'il (ou qu’elle !) ait tout simplement pu décider, à tort ou à raison, que dans un cas précis (majeur ou mineur), c'est Washington qui avait raison. |
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© Erik Svane |