Les Irakiens se plaignent des journalistes occidentaux
Ou comment le fait d'insister sur les supposés mensonges d'État
des autres (Bush, Blair, Aznar) aide à masquer certains dérapages
au moins aussi graves chez les donneurs de leçons en démocratie
La lecture du Monde du 19 mars 2004 est on ne peut plus intéressante. Cela commence à la une : dans son style raffiné habituel, Plantu rend les Yankees responsables de tout (pardon : il fallait lire "coupables de tout"). Description de son dessin du jour : un avion américain lâche des bombes sur une maison représentant l'Irak, détruisant le pays et y tuant plein de civils innocents et terrifiés (y compris femmes et enfants) plus un terroriste (un seul), dont le dernier geste, avant de s'écrouler, est de laisser tomber une bombe terroriste sur… les citoyens et les pacifistes de l'Union Européenne. C'est d'une subtilité! N'est-ce pas?! Vous l'avez reconnu : c'est la subtilité habituelle de Plantu et de la rédaction du Monde, et la façon typiquement française, de caricaturer toute situation complexe comme étant la faute, en fin de compte, des perfides Ricains.
Entrons dans le journal. À la page 4, interview de Dominique de Villepin qui défend (ce qui n'a rien d'anormal) la position de son gouvernement depuis l'affrontement avec Washington aux Nations-Unies. (En six colonnes, il n'exprime qu'une phrase très indirecte (à la forme passive), très généralisée, et très courte en faveur (?) de l'action américaine — "Une sombre page de la dictature a été tournée" —, phrase qui est aussitôt tempérée par un "Mais". Point de "L'administration Bush a réussi à faire tomber la dictature sanguinaire d'un tyran barbare", par exemple.) Le ministre des affaires étrangères s'exprime avec diplomatie (c'est aussi normal), donc c'est aux journalistes de conclure, entre deux questions (une conclusion que ne nie d'aucune façon le chef de la diplomatie française) : "Ce que vous nos décrivez là est un échec complet de l'engagement américain en Irak."
"les Français … ne tiennent aucun compte de l'Irak et de ses habitants"
J'ajouterai que si les Européens croient "souvent" cela, c'est en grande partie dû à leurs quotidiens et médias, ainsi qu'aux redacteurs, aux journalistes, et aux envoyés spéciaux de ceux-ci (pour ne pas évoquer leurs leaders politiques et leurs messages éternellement auto-congratulatoires). Ourdan fait de son mieux pour tempérer son article, en relevant toutes les opinions négatives sur George W Bush qu'il peut et en utilisant un titre tout aussi tempéré, lui aussi ("La politique de la France reste très vivement critiquée par les Irakiens").
Mais c'est dur, quand même, de résister à l'évidence (comme c'est dur de résister aux résultats du sondage de la BBC qui conclut que 56% des Irakiens pensent que leur vie s'est amélioré, que 70% pensent qu'elle sera encore meilleure d'ici un an, et qu'une infime minorité seulement — 15 % — souhaite le départ des troupes de la coalition ; cela dit, on peut les ignorer, ces résultats, comme semblent l'avoir fait bon nombre de médias français). À Ourdan de citer le directeur du journal Al-Mada : "Si la direction américaine enchaîne erreur sur erreur en Irak, les Européens, et les Français en particulier, sont encore plus idiots car ils ne déterminent leur position qu'en fonction de Washington. Ils ne tiennent aucun compte de l'Irak et de ses habitants", estime Fakhri Karim;
La France n'est intéressée que par sa position antiaméricaine. Elle oublie les Irakiens. Chirac et Villepin doivent comprendre qu'aucun Irakien ne juge que leur position est courageuse… Qu'a fait la France pour aider l'Irak à se libérer du dictateur, puis pour aider l'Irak à retrouver sa souveraineté? Rien!
Il est presque impossible, hormis chez les responsables baasistes déchus, de trouver quelqu'un qui soutient la position de Paris dans la crise.
Cette phrase, dont le journal a fait l'intertitre de l'article, laisse entendre, primo, que la rédaction du Monde a trouvé utile de faire dépenser beaucoup d'énergie à leur envoyé spécial pour essayer d'en déterrer, et que, secundo, les opinions des "responsables baasistes déchus" semblent encore porter une valeur pour ses rédacteurs ; ce qui semble, par ailleurs, tout à fait dans la lignée (éditoriale) de l'attitude du quotidien de référence pendant la guerre (qui lui a valu d'être appelé La Gazette de Saddam par Alain Hertoghe).
Mais laisons continuer l'envoyé spécial du Monde : "Beaucoup d'Irakiens ont, comme [les étudiants Bilal et] Mounaf, la conviction qu'il existait un lien spécial entre Paris et le Bagdad de Saddam Hussein." Sans blague. Mais on le ne le saurait pas dans l'un des pays intéressés, si ce n'était, de temps en temps, et cela par des moments très interspacés, un article enterré à l'intérieur du journal, qui reprèsente peut-être oh mettons 5% du contenu et qui raconte, très indirectement, que les unes du journal et que les autres 95% sont entièrement trompeurs, pour ne pas dire qu'ils reprèsentent, à peu de détails près, une resucée des communiqués auto-congratulatoires de l'Élysée et du Quai d'Orsay.
Quand les accusations touchent les alliés
(présumés) des Français, ce sont des "dérapages"
Justement, il y a mieux. Notons, avant de quitter Rémy Ourdan, qu'un journaliste bagdadi qu'il a interviewé ironise : "L'Europe, antiaméricaine et pacifiste, célèbre le retrait espagnol d'Irak, comme si elle venait de remporter une grande victoire! Nous, Irakiens, pensons que le refus de la France et de l'Allemagne de nous aider, et le départ annoncé de l'Espagne sont une catastrophe." Voilà que justement, deux pages plus loin, Le Monde fait le procès de certains membres du Parti Populaire espagnol.
Auraient dérapé : un député du Partido Popular qui avait déclaré qu'il ne savait pas "qui allait être président du gouvernement, Zapatero ou Ben Laden" ; l'ancien maire de Madrid, José María Álvarez del Manzano, qui avait dit que ceux qui ont changé leur vote au dernier moment ont "collaboré avec les terroristes" ; et les manifestants qui ont lancé des cris de "Zapatero avec le terrorisme" ou "Zapatero, président d'al-Qaida". Le Monde s'était empressé, le jour avant, d'intervenir avec un éditorial qualifiant sans retenue les accusations de nouveau Munich de "thèse méprisante". La question ne valait même pas la peine d'être posée ; au contraire, ce que nous ont donné là les Espagnols, c'est une magistrale "leçon de démocratie" !
Or, sur la scène française, l'équivalent de ces accusations passe pour monnaie courante pour parler… des Américains (et des capitalistes), y compris dans Le Monde. Les thèse méprisantes sont tout à fait acceptables quand il s'agit des États-Unis. Les Américains sont paranoïaques ; ce sont les Yankees les terroristes (ou qui les ont créés) ; leurs présidents sont régulièrement comparés à Hitler ; etc, etc, etc, sans évidemment oublier, Dobeuliou et Ben Laden, c'est du pareil au même … (Est-ce que, au moins, je ne pense pas que les unes, des accusations, comme les autres, se valent? Pas tout à fait, puisque les premières sont liées à un évènement précis, temporarire, alors que les secondes sont de nature permanente. Par ailleurs, on s'empresse, comme cet édito le démontre, de dénoncer toute accusation dans le même régistre visant tout acteur qui s'oppose à l'Amérique et ce qu'elle représente.)
"Tout ce que veulent les journalistes européens," dit un Irakien,
"c'est que nous fassions des commentaires antiaméricains"
En gage de conclusion, je souhaiterais citer un article dont le contenu ne manquera pas d'intéresser le donneur de leçons sur la manipulation médiatique qu'est le quotidien de référence. Journaliste free-lance qui est resté cinq à six semaines en Irak, Steven Vincent visitait régulièrement la maison de thè de Shabander, explique-t'il dans le numéro de mars 2004 de Reason (un mensuel qui a été farouchement anti-guerre). Quand le sujet des journalistes occidentaux (et arabes) a été abordé un jour, la conversation s'est envenimée. (La traduction est de votre webmaistre favori.)
"A lot of French journalists are shit," observa le sculpteur Haider Wady un après-midi alors que nous partagions un narghile rempli de tabac à la saveur de pomme. "Ils viennent ici nous parler en mal des États-Unis d'une façon stupide. Ils s'en fichent, des crimes de Saddam Hussein." Et ce n'est pas que les Français, nota Esam Pasha, un peintre et traducteur pour l'armée US : "Les journalistes européens et arabes viennent nous parler, mais ils se fichent éperdument de notre joie d'avoir été libérés. Tout ce qu'ils veulent, c'est que nous fassions des commentaires antiaméricains." Même un chaffeur de taxi qui m'amena à Shabandar un jour y a mis du sien. "Les télés Al-Jazeera et Al-Arabia, no good," dit-il. "Elles ne montrent que des images d'attentats à la bombes et de meurtres d'Américains — toujours comment tout va mal en Irak, jamais comment c'est en train de s'améliorer."
Pis, j'entendis beaucoup d'histoires à Shabander concernant des envoyés spéciaux qui mettaient en scène des "infos" afin de discréditer les U.S.A. Un jeune homme m'introduit à un photographe espagnol qui, il me raconta plus tard, venait de faire poser une femme irakienne dans un tas de décombres en train de regarder le ciel plaintivement, comme si elle cherchait la délivrance de bombes américaines. Mohammed Rasim, un peintre, prétend avoir vu des journalistes de la télé arabe payer des Irakiens désœuvrés pour mettre le feu à une voiture et jeter des pierres dessus afin de créer une manifestation "anti-américaine". "Ces journalistes sont venus ici avec tous leurs préjugés" grogna-t'il. "Ils ne sont intéressés par rien qui puisse contredire leur point de vue antiaméricain."
Questions au Monde, à ses lecteurs, à leurs compatriotes
Alors, cette société, ce gouvernement, ce journal qui seraient les soi-disants spécialistes dans l'art de découvrir le mensonge, qui seraient les champions dans l'art de donner des leçons de démocratie, qui seraient au faîte de l'humanisme, de la solidarité, du fair-play, de la lucidité, qu'ont-ils à dire, sur le comportement de leurs journalistes en Mésopotamie?! Allons, vous qui refusez les mensonges, vous qui êtes bien au-dessus de cela, qu'avez-vous à répondre à Bilal et Mounaf, à Farih Karim, à Haitham Rashid Wihaib, à Mohammed et Ali et Omar, à Haider Wady et Esam Pasha et Mohammed Rasim? Et à votre confrère Alain Hertoghe, qu'avez-vous à lui dire?
Et quand les Irakiens qui disaient "Nous, Irakiens, pensons que le refus de la France et de l'Allemagne de nous aider, et le départ annoncé de l'Espagne sont une catastrophe" viendront vous demander des comptes, que leur direz-vous? Leur ferez-vous lire les articles, les colonnes, les billets, interminables, sur le "mensonge d'État" de José Maria Aznar? Poufferez-vous de rire en étalant devant eux les innombrables dessins de Plantu montrant Bush, Blair, et Aznar aux nez de Pinocchio? Leur montrerez-vous les 29 titres condamnant le dictateur irakien et son régime pendant la guerre, à côté des 135 blâmant Bush, son administration et son allié anglais? Leur ferez-vous lire vos papiers enfonçant le couteau dans la plaie de chaque péché présumé de la société américaine? Leur distribuerez-leur dix mille copies du papier dans lequel Bertrand Le Gendre assure que "la vision épouvantée de l'Irak [celle véhiculée par Bush] n'est pas fausse, mais", poursuit-il d'une voix rassurante, "elle est sommaire"?
Mais dites-le leur donc, que le fléau numéro 1 dans le monde est la société américaine! Dites-le leur, que la coalition avait tort d'envahir l'Irak de Saddam Hussein! Dites-le leur, que la guerre était "une parenthèse dommageable, illégitime et inutile"! Dites-le leur, qu'en agissant avec le dialogue, et avec du respect, et avec l'ONU, l'assassin de 400 000 de leurs compatriotes aurait changé son comportement ou décidé de partir sans trop faire le trublion ! Dites-le leur, que ce qui vous vous alarme, que ce qui vous révolte, que ce qui vous scandalise, c'est que Bush et Blair et Aznar sont des autoritaires, des menteurs, des abrutis, des malades! Dites-le leur, que c'est clairement vous qui incarnez l'égalité, et la fraternité, et la solidarité, et l'amour entre tous les êtres humains! Qu'attendez-vous?! Allez-y! Allez à Bagdad! Allez le leur dire!